Père M. J-J. LATASTE : Sermon 96 sur l'Eucharistie (2ème partie)
Suite du Sermon 96 (voir la première partie) que le Père Marie Jean-Joseph LATASTE a prononcé le matin du dimanche 18 septembre 1864, 4ème et dernier jour de la première retraite aux détenues de la Maison de force, à Cadillac-sur-Garonne, jour de l'Adoration perpétuelle à la prison.
>>>>>> Lettre introductive à la spiritualité eucharistique du Bhx Père M. J-J. LATASTE
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– Titre de l'auteur ; intertitres de l'éditeur. – Références de l'ouvrage cité :
Le Père Lataste – Prêcheur de la miséricorde
– De la prédication aux détenues
à la fondation des dominicaines de Béthanie –
Textes présentés par Jean-Marie Gueulette o.p..
Préface de Mgr G. Daucourt. Les Éditions du Cerf, 1992.
EUCHARISTIE [2]
Cette deuxième rédaction a été faite avant la retraite, mais complétée sur place au crayon, en face du deuxième paragraphe par la note marginale suivante : « Que j'ai été touchée d'entendre plusieurs d'entre vous me dire qu'elles remerciaient Dieu chaque jour d'avoir été conduites ici. »
Cela tend à prouver que les notes au crayon ont été écrites à la prison.
2. L'EUCHARISTIE, REMÈDE POUR LES PÉCHEURS,
SEMENCE D'ESPÉRANCE
II
Mais afin de vous mieux préciser les grands avantages de cette manne céleste, laissez-moi vous le dire en trois mots : elle apaise les regrets du passé, elle adoucit les douleurs du présents, elle nous est un avant-goût des joies de l'avenir.
Dans le passé, deux choses vous tourmentent : le souvenir des péchés que vous avez commis ; le souvenir des biens que vous avez perdus. L'Eucharistie est un remède et un baume à ces deux douleurs. Elle apaisera vos remords en vous donnant l'assurance que vous avez recouvré la pleine amitié de Dieu ; elle apaisera vos regrets en vous donnant au cœur une paix et une joie que ne vous ont jamais données et que ne vous donneraient jamais toutes les joies et tous les biens de la terre, même les plus légitimes, car toutes les choses ici-bas sont bornées et éphémères, la joie de leur possession sera toujours empoisonnée et par leurs bornes étroites et par l'inquiétude de les perdre, que dis-je ? l'assurance de les perdre quelque jour ; tandis que l'amitié du Seigneur demeure éternellement et les joies de cette amitié sont intarissables.
Dans le présent, votre grande douleur, c'est l'état d'isolement et de répulsion où vous vivez à l'égard de la société. On vous oublie, mais vous le voyez, Jésus pense à vous ; on vous dédaigne, on vous repousse et Jésus vous appelle ; on vous châtie et Jésus au contraire vous tend ses bras et vous bénit.
Mais il est à vrai dire qu'une chose au monde capable de consoler des épreuves de la vie, surtout de celles que vous endurez, c'est l'espérance des joies de la vie à venir. Non, l'amour de Dieu lui-même serait intolérable et l'Eucharistie serait un indicible tourment, si en livrant toute son âme à ces embrasements divins, on pouvait se dire : ils passeront eux aussi, cet amour si doux, ce repas eucharistique si savourable, tout cela me sera ravi par la mort, si je ne les perd d'avance par le péché. Non, il n'y a pas ici-bas de véritable joie, ni de véritable consolation possible sans l'Espérance, sans la certitude de la vie à venir, où nous serons unis à Dieu pour ne plus en être séparés jamais. Or, cette espérance, cette certitude, c'est l'Eucharistie surtout qui nous la donne. L'Eucharistie, nous dit la foi, c'est la semence de la résurrection future des corps, l'Eucharistie, nous dit-elle encore, c'est déjà pour l'âme la possession anticipée de la gloire à venir. Les anges et les élus au Ciel, dans toute leur gloire et leur béatitude, n'ont pas autre chose que ce que nous avons ici-bas dans l'Eucharistie avec cette différence que ce que nous avons sous des voiles, ils l'ont sans voiles, à découvert ; nous à distance, ils la possèdent cœur à cœur. De là vient que l'Eucharistie, et la manne antique, elle aussi, par anticipation et par figure, sont appelées le pain des anges. « L'homme a mangé le pain des anges [Ps 77, 25]. »
Ô pauvres âmes, laissez-moi donc vous dire ce que Moïse disait à son peuple, au livre du Deutéronome [Dt 8, 3] : Dieu vous a affligés d'une grande misère, mais aussi il vous a donné en nourriture, la manne (ce pain des anges) que vous et vos pères ne connaissez pas. – Il a voulu te montrer par là que l'homme ne vis pas seulement de pain (le cœur de l'homme ne se nourrit pas seulement des biens et des affections terrestres) mais aussi et par dessus tout du Verbe qui procède de Dieu c'est-à-dire de Jésus-Christ, le vrai pain de vie descendu du Ciel.
La troisième version de la conclusion a été rédigée à Cadillac à l'encre noire durant la retraite. Ce texte est un cri du cœur. Le prédicateur y exprime ce qui s'est passé en lui durant cette retraite, depuis la répulsion ressentie en entrant à la maison de force (décrite aussi dans ses lettres) jusqu'à la conviction que le pardon de Dieu a rendu leur innocence à ces femmes, au-delà des apparences et des institutions sociales.
3. L'EUCHARISTIE, NOURRITURE DES PÉCHEURS PARDONNÉS
II
Mais le Prophète appelle l'Eucharistie une manne mystérieuse et cachée, pourquoi cela ? C'est qu'en effet, dans celles qui s'en nourrissent avec amour, elle produit des biens cachés, des transformations mystérieuses, admirables, que le monde ne soupçonne même pas.
Je l'avoue, au premier abord, dès que l'on entre dans cette maison on se sent saisi au cœur d'un double sentiment de répulsion d'abord, puis d'un sentiment de profonde pitié. De répulsion, en songeant que, parmi tant de personnes de tous âges, de toutes conditions, de tous pays réunies ici, il n'en est pas une qui ait été jugée criminelle ; – d'un sentiment profond de pitié aussi à la pensée que toutes, quoique si jeunes pour la plupart, sont privées pour de longues et longues années, pour la vie peut-être, de toutes les joies du monde même les plus innocentes et les plus légitimes.
Et cependant, c'est là l'admirable effet de cette manne cachée, c'est qu'aux yeux des anges et aux yeux de Dieu celles qui s'en nourrissent avec amour sont tout le contraire de ce qu'on les suppose :
1. – On les croit coupables. – Il n'en est rien. Elles le furent, il est vrai, mais depuis longtemps elles ont cessé de l'être ; et si un jour elles ont failli, depuis longtemps déjà elles ont reconquis dans les larmes et dans l'amour de Dieu une seconde innocence. Elles furent coupables, c'est vrai ! Mais quelle est donc l'âme qui n'a jamais eu rien à se reprocher et, parmi celles qui sont toujours restées pures, quelle est celle qui à un moment donné n'a pas senti que si la main de Dieu ne l'avait fermement soutenue, elle était tout près de faillir, à deux doigts de sa perte. Que celui qui est debout prenne garde de na pas tomber dit l'apôtre S. Paul [1 Co 10, 12] et S. Jean ajoute : Si quelqu'un se dit sans péché, il est un menteur et il s'en impose à lui-même [1 Jn 1, 8]. Oui, elles furent coupables mais Dieu ne nous demande pas ce que nous fûmes, il n'est touché que de ce que nous sommes. Il n'est rien d'avoir été pure et vertueuse si on ne l'est plus ; il n'est rien d'avoir été coupable si l'on a reconquis sa vertu. Pensez-vous qu'en enfer Judas soit moins puni pour avoir été du nombre des Apôtres ? Pensez-vous qu'au Ciel S. Augustin soit moins près de Dieu pour avoir péché dans sa jeunesse, ou Madeleine moins aimée pour avoir tant failli ? Non, non, je vous l'ai déjà dit et je le répète. Que celles qui sont restées pures par la grâce de Dieu prennent garde, je ne dis pas seulement de ne pas faillir, mais je dis même qu'elles prennent garde de ne pas se laisser devancer, car le prix de la course et la palme de la victoire ne sont pas pour celui qui n'est jamais tombé, mais pour celui qui a couru le plus loin.
Épisode de Madeleine – Procession à Saint-Maximin – Sept Évêques.
Le P. Lataste a été vivement impressionné par cette cérémonie de translation des reliques qui eut lieu à Saint-Maximin le 2 mai 1860. Lui-même alors étudiant au noviciat dominicain à Saint-Maximin, malade d'une ostéomyélite à la hanche et ayant subi une opération ratée à l'index droit, suite à un panaris mal soigné, a eu le privilège d'embrasser le crâne de sainte Marie-Madeleine, avec deux autres religieux malades.
On vous croit coupables, et si vous êtes revenues à Dieu, si vous vous appliquez à le dédommager par votre amour aujourd'hui, de vos infidélités passées, si vous allez de temps en temps puiser dans la réception de l'Eucharistie, dans des communions spirituelles, dans vos visites au Saint Sacrement, dans votre union de cœur au Saint Sacrifice de la messe, au lieu de ce qu'on vous suppose, vous pouvez êtres des âmes vraiment pures, vraiment saintes, vraiment agréables à Dieu. C'est ainsi que l'Eucharistie est vraiment une manne cachée.
2. – On vous croit bien malheureuses, et j'avoue que tout autorise à le croire. Qui ne le croirait à voir la vie que vous menez, la discipline sévère à laquelle vous êtes justement soumises. – Et cependant, quand on pénètre dans vos âmes, dans celles revenues sincèrement au Dieu de l'Eucharistie, on s'étonne de rencontrer au milieu de ces sombres nuages de tristesse où votre âme est nécessairement enveloppée, d'apercevoir, dis-je, des éclairs d'une joie suave qu'on ne soupçonnait pas. Oui, je ne l'oublierai jamais, je sens le besoin de vous le dire avant de me séparer de vous, de vous le dire ici en face de tous ceux qui sont ici, je me suis senti touché jusqu'au fond, je me suis senti ému jusqu'aux larmes plus d'une fois, en entendant vos confidences au saint tribunal* – d'entendre dire à plusieurs d'entre vous, quand je les exhortais à prendre patience et à offrir leurs souffrances à Dieu –, de vous entendre dire : Oh ! mon Père, oui ! je suis bien malheureuse ici… j'ai bien souffert et pourtant je ne passe pas un jour sans remercier le bon Dieu de m'avoir conduite ici. – Oh ! je me sens si heureuse au fond depuis que j'aime le bon Dieu, je n'aurais jamais pu croire qu'on pût trouver tant de joie à l'aimer. – Vous l'aimez donc bien maintenant ? Oh ! oui, mon Père, oui je l'aime de tout mon cœur et vous fondiez en larmes – et au milieu de vos larmes vous ne vous lassiez pas de me dire : Que je suis heureuse ! Oh ! si je l'avais connu autrefois !… Que je suis heureuse.
Le monde, mes enfants, le monde qui ne juge qu'à la surface, le monde aurait sans doute bien de la peine à vous croire et à vous comprendre, quand vous parlez ainsi, et moi, je vous crois et je vous comprends. Ce que je vois ici après tout n'est pas nouveau pour moi. Je vous en disais quelques mots il y a deux jours ; laissez-moi vous développer ma pensée. Ce que vous faites et ce que vous souffrez ici, d'autres ne le souffrent-elles pas de leur plein gré… Voulez-vous que je vous dise la vie d'une dominicaine, par exemple, pour vous parler de ce que je connais le mieux ? Elles sont enfermées entre quatre murs comme vous, dans un silence presque perpétuel, soumises à une règle sévère, obéissant au moindre signal de leurs supérieures, sevrées comme vous de toutes les aises, de toutes les joies, de tous les biens de la vie. Vous êtes ici pour cinq, dix, vingt ans, quelques-unes à vie ; là-bas, toutes y sont à vie, sans jamais attendre ni désirer de relâche à leur peine. – Vous avez un travail pénible et elles passent leurs journées entières à travailler et prier, elles ont une nourriture pauvre et font abstinence perpétuelle et jeûnent plus de six mois de l'année ; vous avez des vêtements grossiers et elles n'ont sur elles que des vêtements de laine qu'elles ne quittent jamais. Vous avez une couche dure et elles n'ont pour se reposer que trois couvertures sur une planche, et chaque nuit, à minuit, elles se lèvent pour réciter l'office et faire oraison.
Et malgré cela, elles sont heureuses, que dis-je malgré cela. C'est à cause de cela même, c'est en cela même qu'elles trouvent leur bonheur – parce que tout cela est assaisonné de cet amour de Dieu qui est les délices de l'âme… Je ne m'étonne donc plus que vous soyez heureuses au milieu de tant de souffrances…
Il est vrai que ce qu'elles endurent de gré, vous l'endurez de force. Mais est-ce donc que devant Dieu, ce qui était forcé à son origine, ne devient pas volontaire quand il est volontairement accepté ? Oui, mes enfants, vous êtes dans la bonne voie, continuez. Quel que soit votre passé, ne vous considérez plus comme des prisonnières mais comme des âmes vouées à Dieu, vous aussi, à la suite des âmes religieuses** ; Dites à Dieu : Les hommes me retiennent ici de force, mais moi, je me donne vous de plein gré, pendant dix, pendant vingt ans, je veux être uniquement à vous pour la vie ; je veux mourir, oui mourir mille fois plutôt que de cesser jamais d'être à vous.
Oh ! heureuses les âmes qui sont dans ces sentiments et il en est ici, je le sais bien ! Heureuses les âmes qui voudront marcher sur leurs traces ! – De temps en temps, il leur sera donné de venir se nourrir ici-bas de la manne cachée, en attendant le jour où elles commenceront de goûter les fruits de délices de la Terre promise, dont je vous parlais hier.
C'est là que je vous donne rendez-vous à tous, c'est là que je compte toutes vous retrouver.
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* Comme se sera le cas – de manière encore plus lyrique – dans la conclusion de la retraite de 1865, le P. Lataste ne cache pas la joie que lui a apporté la prédication de cette retraite et la célébration du sacrement de la réconciliation. Dès cette date, le souvenir de la centrale de Cadillac sera pour lui le souvenir du travail de la grâce dans les cœurs : « J'ai vu des merveilles ! »
** On imagine mal le scandale qu'une telle phrase pouvait déclencher parmi le personnel de la prison, peut-être même parmi les religieuses surveillantes. À cette époque aucune institution religieuse consacrée au détenues ou ex-détenues ne pouvait accepter l'éventualité d'une intégration complète de ces femmes dans la vie religieuse. Cela paraissait encore plus intolérable pour la vie religieuse contemplative. C'est pourtant la proposition du P. Lataste : ce jour-là, pour celles qui sont encore en prison, et deux ans plus tard, à Béthanie, pour celles qui en seront sorties.
Dans le diaporama :
Statue du Père LATASTE à l'entrée de la chapelle où est sa tombe
Couvent des Dominicaines de Béthanie - Montferrand-le-Château (Doubs)
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Que vos paroles soient toujours bienveillantes, qu’elles ne manquent pas de sel, vous saurez ainsi répondre à chacun comme il faut. Col 4 : 6