Une marche de nuit (semaine 4)

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Évangile : Jésus, lumière du monde, guérit un aveugle (Jn 9)

 

« En ce temps-là, en sortant du Temple, Jésus vit sur son passage un homme aveugle de naissance. Ses disciples l'interrogèrent : “Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle ?” Jésus répondit : “Ni lui, ni ses parents n'ont péché. Mais c'était pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui. Il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui m'a envoyé tant qu'il fait jour ; la nuit vient où personne ne pourra plus travailler. Aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.” Cela dit, il cracha à terre et, avec de la salive, il fit de la boue ; puis il appliqua la boue sur les yeux de l'aveugle, et lui dit : “Va te laver à la piscine de Siloé” – ce nom se traduit : envoyé. L'aveugle y alla donc, et il se lava ; quand il revint il voyait. […]

Jésus apprit que [les pharisiens] l'avaient jeté dehors. Il le retrouva et lui dit : “Crois-tu au Fils de l'homme ?” Il répondit : “Et qui est-il Seigneur pour que je croie en lui ?” Jésus lui dit : “Tu le vois et c'est lui qui te parle.” Il dit : “Je crois, Seigneur !” Et il se prosterna devant lui. »

 

 La méditation de la semaine : une confiance aveugle 


  • « Nuit des sens » et « nuit de l'esprit »

Notre chemin vers le Carmel a pris un tournant décisif avec la rencontre de la Samaritaine autour de la Source de Jacob. Nous avons découvert que cet itinéraire est en fait un chemin intérieur vers le centre de nous-même. Et pour entrer dans ce cheminement au-dedans, il est nécessaire d'apaiser et de réformer notre sensibilité extérieure. Jean de la Croix appelle ce double mouvement de pacification et de conversion une « nuit ».

« Nous appelons ‘nuit' le renoncement à la saveur recherchée en toutes choses. En effet, de même que la nuit n'est rien d'autre que la privation de lumière et, par conséquent, de tout ce qu'on peut voir grâce à elle (ce qui laisse la capacité visuelle à l'obscur et sans rien), ainsi peut-on appeler ‘nuit' le renoncement à l'attirance pour toutes choses car, privée de la saveur qu'elle recherche, l'âme demeure comme à l'obscur et sans rien. » (I MC 3, 1)

Le carême est un temps privilégié pour vivre de petites nuits sensibles : choisir de limiter mon temps de connexion quotidien peut produire une frustration affective. Mon affectivité expérimente le manque et perd ses repères. Mais en plaçant volontairement mon affectivité dans la nuit, loin de la lumière de l'écran, je choisis de m'éclairer d'une autre lumière, plus intérieure, même si ma sensibilité continue de réclamer sa part de lumière artificielle… Je comprends que le dépassement de mon ressenti est nécessaire pour grandir dans la vie spirituelle et devenir plus libre. Sans cette « nuit des sens », je resterai toujours dans des enfantillages spirituels ! Mais il me faudra aussi peut-être vivre une « nuit de l'esprit », une transformation plus profonde de mon intelligence, de ma volonté et de ma mémoire qui devront être éclairées par la foi, la charité et l'espérance. Dieu veut me transformer intégralement, corps et âme ou selon le vocabulaire de Jean de la Croix, « sens » et « esprit ». Il me faut donc vivre la nuit des sens et la nuit de l'esprit pour ressembler davantage au Christ au jour de la lumière de Pâques.


  • Le choix de la confiance

Nous rencontrons ce dimanche un nouveau personnage, lui aussi anonyme, un homme aveugle de naissance. Cet homme fait l'expérience de la nuit depuis sa naissance puisque sa capacité de voir n'a jamais pu s'exercer. Sa sensibilité s'est donc développée à travers ses autres sens, notamment l'ouïe qui lui permet d'entrer en relation avec Jésus. Le fait de ne pas voir enlève un obstacle à la rencontre car il supprime les préjugés liés aux apparences. Pas de longs préliminaires pour faire connaissance : Jésus agit directement pour guérir cet homme en utilisant le toucher. Mais le plus important va se jouer dans son écoute : « Va te laver à la piscine de Siloé » Cet aveugle peut bien se demander ce que veut ce rabbi Jésus et si ce n'est pas une manière de l'humilier. Ce n'est pas pour rien que la Loi de Moïse interdit de faire tomber un aveugle (Lv 19,14) : la méchanceté humaine invite à la prudence les personnes fragiles. Pourtant cet homme choisit de faire confiance à l'inconnu et voici que ses yeux s'ouvrent au contact de l'eau de la piscine de Siloé. Cette eau communiquée par l'Envoyé qu'est Jésus évoque la grâce du baptême : le sacrement du baptême donne la foi, la capacité de voir comme Jésus voit. L'aveugle devient un voyant. Un premier acte de confiance en Jésus l'entraîne sur un chemin de foi qui va être éprouvé par le scepticisme des pharisiens. Mais la foi de l'ex-aveugle va s'affirmer de plus en plus jusqu'au moment où il verra enfin Jésus, le Fils de l'homme, les yeux dans les yeux et pourra se prosterner devant lui.


  • La foi plus loin que la raison

Pour cheminer vers la sainteté et unir notre volonté à celle du Seigneur, il ne suffit pas de dépasser notre ressenti et vivre ainsi la nuit des sens. Il importe aussi d'aller vers plus de profondeur et de dépasser aussi la prétention de notre intelligence. Dieu est toujours au-delà de ce que nous en ressentons, mais aussi de ce que nous en comprenons

« Pour bien se laisser guider par la foi, l'âme doit non seulement tenir dans l'obscurité le domaine des sens, celui du créé et du temporel, mais encore aveugler et obscurcir le domaine de la raison qui a rapport à Dieu et au spirituel. En effet, pour qu'une âme parvienne à la transformation surnaturelle, il est évident qu'elle doit, les yeux fermés, prendre de la distance avec tout ce qui est propre à sa nature, tant sensible que rationnelle. » (II MC 4,5)

Il ne s'agit pas de ne plus réfléchir (puisque Jean de la Croix valorise par ailleurs la raison) mais de faire attention à ce que notre capacité rationnelle n'enferme pas Dieu dans une idole humaine. C'est le piège dans lequel tombent les Pharisiens : « Il ne vient pas de Dieu cet homme-là, puisqu'il n'observe pas le sabbat. (…) Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur. » A partir de leur compréhension de la Loi de Dieu, ils en déduisent que Jésus est un imposteur et donc un pécheur. La situation est dramatique : ceux qui étaient censés, par leur connaissance religieuse, discerner l'identité de Jésus sont aveuglés par leur prétention et deviennent des blasphémateurs. Leur savoir religieux devient un obstacle à leur chemin spirituel, en raison de leur orgueil. D'où la finale terrible des versets 39-40 : ceux qui prétendent voir par leur savoir sont en fait des aveugles. Mais celui qui, comme l'aveugle-né, choisit la foi devient un voyant. Celui qui traverse la nuit de l'esprit est guidé par la foi qui dépasse la raison, sans la contredire, pour atteindre la lumière divine.

           

  • La lumière de la foi

Pour grandir dans la foi, il faut accepter de mettre en quelque sorte notre intelligence dans les ténèbres. Certes la foi ne peut jamais contredire la raison mais elle ouvre la raison à plus grand. Elle nous révèle des réalités inconnues :

« Si, à un aveugle de naissance qui n'a jamais vu aucune couleur, on explique comment est le blanc ou le jaune, quoi qu'on lui en dise il n'en comprendra rien parce qu'il n'a jamais vu de telles couleurs, ni rien qui leur ressemble pour lui permettre d'en juger : il lui restera leur nom parce qu'il a pu le percevoir par l'oreille, mais ni la nature ni l'aspect puisqu'il ne les a jamais vus. La foi agit de la même manière dans l'âme : elle nous dit des choses que nous n'avons jamais vues ni connues. » (II MC 4,5)

Comme la foi nous donne accès à une connaissance inouïe, elle désoriente notre façon de penser. C'est comme une lumière trop forte qui éblouit notre raison :

« Pour l'âme, cette excessive lumière de foi qu'on lui donne est obscure ténèbre parce que le plus l'emporte sur le moins et nous en prive. La lumière du soleil nous prive de toutes les autres lumières qui ne paraissent plus quand elle brille ; elle surpasse notre puissance visuelle, l'aveugle même et la prive de ce qu'elle pourrait voir dans la mesure où cette lumière est disproportionnée et excessive pour notre vue. De même la lumière de la foi, par son grand excès, accable et surpasse celle de l'intelligence car celle-ci n'a pour domaine que celui d'une faculté naturelle, bien qu'elle soit apte au surnaturel lorsque notre Seigneur voudra bien l'y élever. (…) La foi est une nuit obscure pour l'âme et, de cette manière, elle lui donne la lumière ; plus elle obscurcit l'âme et plus elle lui donne de lumière parce que c'est en aveuglant qu'elle la lui donne. (…) Cela fait clairement comprendre que l'âme doit être dans la ténèbre pour être éclairée sur son chemin. » (II MC 4,6)

Voilà un paradoxe : la lumière la plus sûre se trouve dans la nuit liée à la foi ! En effet, le moyen le plus adapté à notre marche vers Dieu n'est ni notre ressenti, ni notre capacité d'analyser, notre force de volonté mais c'est notre foi, liée aux deux autres vertus théologales, l'espérance et la charité. La foi touche Dieu en plein cœur et est donc la source de lumière la plus fiable. Certes elle désoriente ma sensibilité et ma manière de penser mais c'est pour les convertir. Concrètement, cela signifie que, dans ma vie de prière, je dois accepter de ne pas ressentir et de ne pas comprendre immédiatement les chemins par lesquels le Seigneur me fait passer, même si je les trouve pénibles et longs. Ma seule arme est de croire, comme un aveugle, que Dieu me conduit sur le bon chemin, tout en discernant avec un accompagnement spirituel les appels de Dieu et ce que vivent ma sensibilité et ma raison.


  • La foi comme guide

« De cette manière et dans l'obscurité, l'âme se rapproche beaucoup de l'union par le moyen de la foi qui, elle aussi, est obscure et qui lui donne ainsi une admirable lumière. (…) Par conséquent, sur ce chemin et en aveuglant ses facultés, l'âme doit voir la lumière ; c'est ce que dit le Sauveur dans l'Évangile : Je suis venu dans ce monde pour un discernement, afin que voient ceux qui ne voient pas et que deviennent aveugles ceux qui voient (Jn 9, 39), ce que l'on doit comprendre littéralement du chemin spirituel. Il convient de savoir que l'âme qui restera dans l'obscurité, fermant les yeux à toutes ses lumières personnelles et naturelles, verra surnaturellement, et celle qui aura voulu s'appuyer sur quelqu'une de ses lumières s'aveuglera d'autant plus et s'arrêtera sur le chemin de l'union. » (II MC 4,7)

Refuser de dépasser nos idées et nos impressions sur Dieu nous maintient dans une stagnation spirituelle. Prétendre voir le chemin par nous-mêmes, c'est prendre la place de Dieu et nous égarer loin du sommet du Carmel… :

« La  foi  est  au-dessus de  tout  ce que l'âme peut comprendre, goûter, ressentir et imaginer. Si elle ne s'aveugle pas à tout cela, restant dans une obscurité totale, [l'âme] ne parviendra pas à ce qui est meilleur, à savoir ce qu'enseigne la foi. L'aveugle dont la cécité n'est pas totale ne se laisse pas facilement conduire par son guide. Pour si peu qu'il voie, il pense qu'il est mieux d'aller par le chemin qu'il aperçoit car il n'en voit pas de meilleur. Ainsi, imposant sa volonté, peut-il égarer celui qui le guide et qui voit mieux que lui. Il en est ainsi de l'âme en chemin : si elle prend appui sur son propre savoir ou sur ce qu'elle goûte ou connaît de Dieu (de toute façon, même si c'est beaucoup, c'est très peu et très différent de ce que Dieu est), elle s'égarera facilement ou s'arrêtera parce qu'elle ne veut pas rester complètement aveugle, dans la foi qui est son véritable guide. » (II MC 4,7)

Ainsi, nous découvrons dans notre itinéraire que notre meilleur guide n'est pas extérieur à nous-mêmes. Il nous est intérieur : c'est notre foi en Jésus. Cette foi qui est un don de Dieu reçu à notre baptême est une force intérieure à laquelle nous devons recourir chaque jour pour avancer sur notre chemin de vie. Bien sûr, cette foi n'est pas magique : elle a besoin d'être nourrie par la Parole de Dieu et par les sacrements ; elle doit être mise en pratique dans notre vie de chaque jour car elle ne concerne pas que notre intériorité. Mais elle est notre bien le plus intime et le plus précieux. Prenons en soin et « ayons foi en notre foi » comme le dit Bienheureux Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus.


fr. Jean-Alexandre de l'Agneau, ocd (couvent d'Avon)

Les trois pistes de mise en pratique de la semaine


  1. Est-ce que je remercie régulièrement le Seigneur pour le don de la foi et celui du baptême ?
  2. Je peux faire mémoire de moments où l'orgueil du savoir m'a éloigné du Seigneur.
  3. Est-ce que je commence chacun de mes temps de prière en posant un acte de foi dans la présence et l'action secrète de Dieu, au-delà de ce que je sens et comprends ?

Prière de la communauté

poème de Jean de la Croix (une nuit obscure)

I. Dans une nuit obscure, D'ardents désirs embrasée, Oh ! l'heureuse aventure ! Je sortis sans être remarquée, Ma maison étant apaisée. II. À l'obscur et très sûre, Par l'échelle secrète, déguisée, Oh ! l'heureuse aventure ! À l'obscur et cachée, Ma maison étant apaisée. III. En cette nuit bienheureuse, En secret, car nul ne me voyait, Ni moi, rien je ne regardais Sans autre lumière pour guide Que celle qui en mon cœur brûlait. IV. Celle-ci me guidait, Plus sûre que celle de midi, Là où m'attendait Celui que, moi, je connaissais, En un lieu où nul ne paraissait. V. O nuit qui m'as guidée, O nuit plus aimable que l'aurore, O nuit qui as uni Le Bien-Aimé avec l'aimée, L'aimée en son Bien-Aimé transformée ! VI. Sur mon cœur couvert de fleurs, Qui se gardait, entier, pour lui seul, Là, il resta endormi Et moi, je le caressais, de l'éventail des cèdres l'air venait. VII. Le souffle qui venait du créneau, Quand je lui caressais les cheveux, De sa douce main A mon cou me blessait, Et tous mes sens saisissait. VIII. Je restai là, je m'oubliais, Le visage penché sur le Bien-Aimé. Tout cessa et je cédai, Abandonnant mon souci, Parmi les lis, oublié.

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Que vos paroles soient toujours bienveillantes, qu’elles ne manquent pas de sel, vous saurez ainsi répondre à chacun comme il faut. Col 4 : 6

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