Caducité ou irrévocabilité de la première Alliance dans le NT?

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Article paru dans Istina XLI (1996), pp. 347-400

 

I. Un cas de non-réception d’une formule papale

 

L'existence d'une certaine forme d'antijudaïsme, dès les origines chrétiennes, est clairement perceptible dans les textes même du Nouveau Testament et n'est plus guère contestée aujourd'hui, même si les appréciations la concernant varient notablement d'un chercheur à l'autre. Cette polémique antijuive a fait l'objet d'un nombre non négligeable d'études [1]. Mais le problème le plus aigu est celui de l'usage ultérieur et contemporain des motifs antijudaïques présents dans le Nouveau Testament [2].

Une bonne part de la présente étude est consacrée à l'examen d'une réaction récente à un passage de l'allocution adressée par le pape Jean-Paul II aux dirigeants des communautés juives d'Allemagne (Mayence, 17 novembre 1980). Parlant du peuple juif et à des juifs, le Souverain pontife y évoque le «peuple de Dieu de l'ancienne Alliance, qui n'a jamais été révoquée par Dieu» [3].

Il n'y a pas à s'étonner de ce qu'une déclaration papale, surtout en une matière aussi sensible, soit examinée par les spécialistes et “pesée” conformément aux règles traditionnelles qui président à l'appréciation des documents pontificaux. Toutefois, il me semble que la tâche du théologien catholique n'est pas de “juger” l'enseignement de l'Église, mais plutôt d'expliquer aux fidèles la pertinence de toute formulation sortant de l'ordinaire, telle que celle qui vient d'être évoquée, et d'en démontrer la cohérence avec la Tradition et le sensus fidei de l'Église. Il arrive cependant qu'une déclaration émanant d'un membre important de la hiérarchie ecclésiale ait un caractère si novateur, que certains théologiens, à tort ou à raison, croient nécessaire d'attirer l'attention de cette même hiérarchie sur les déviations auxquelles, selon eux, peut donner lieu la dite déclaration. Ils se sentent d'ailleurs d'autant plus fondés à ce faire lorsque le texte qu'ils examinent n'a fait l'objet ni d'une approbation conciliaire, ni d'une définition solennelle de l'Église impliquant, directement ou indirectement, le privilège de l'infaillibilité.

      Mais avant d'examiner ce point, il importe d'avoir conscience de la rupture totale avec la tradition antijudaïque multiséculaire que constitue la reconsidération actuelle, par l'Église, de l'identité et de la spécificité du peuple juif, de son histoire, de sa foi et de son rôle dans les desseins de Dieu. Ce processus, initié lors du Concile Vatican II (Déclaration Nostra Aetate, § 4), n'a fait que se renforcer et s'approfondir au fil des ans dans les documents publiés depuis sur ce thème par les Églises, et en particulier par l'Église catholique. Pour mieux saisir le caractère quasi révolutionnaire de ce changement d'attitude, il n'est que de jeter un bref coup d'œil sur le texte conciliaire.

On constate immédiatement que, contrairement à l'usage habituel dans les documents de cette nature, aucune référence n'est faite aux Pères, ni aux écrivains ecclésiastiques, ni à quelque document ecclésial antérieur que ce soit. Et ce pour la simple raison que des textes aussi favorables, si tant est qu'ils existent, n'ont jamais fait partie de l'enseignement officiel de l'Église. Au contraire, tant l'histoire de cette dernière que l'enseignement des Pères et des écrivains ecclésiastiques, sans parler de la législation canonique, témoignent d'une apologétique militante et souvent agressive au service d'une «théorie de la substitution» [4], qui fut la règle jusqu'au milieu du vingtième siècle. Or cette absence d’appuis «traditionnels» fut intentionnelle.

Jusqu'au tournant radical de Vatican II, on enseignait aux catholiques, dès l'âge du catéchisme, que l'Église était le «véritable Israël» (Verus Israel) qui avait succédé aux juifs et qu’elle avait bénéficié de l'élection et des promesses antérieurement réservées à ce peuple. La raison en était, leur expliquait-on, que, du fait de leur incrédulité et de leur entêtement coupables, les juifs avaient refusé d'admettre que leur Messie (Jésus) était réellement venu et qu'il avait fondé une nouvelle religion (le christianisme) spirituelle et universelle, sur les ruines de l'ancienne (le judaïsme), réputée formaliste et nationaliste. Il serait aussi vain qu'inopportun de tenter de nier que cet enseignement apologétique et, selon l’expression employée au concile Vatican II, triomphaliste, s’est enraciné dans une tradition puissante et homogène, qui remonte aux premiers siècles de notre ère, et qui a retrouvé son expression, sa justification, ses lettres de créance et même sa “canonisation”, au fil d'une vaste littérature antijuive multiforme et multiséculaire.

À la lumière de ce long passé négatif, il n'y a pas lieu d’être scandalisé de ce que le «nouveau regard» sur le peuple juif, préconisé par l'Église depuis plus de trois décennies, soit loin d'être largement et joyeusement accepté – si tant est même qu'il soit compris – tant par les fidèles que par tous les théologiens. Et il va sans dire que la nouvelle formulation papale, «l'ancienne Alliance qui n'a jamais été révoquée par Dieu», est précisément de celles auxquelles nul théologien ne peut rester indifférent. Et ce d'autant que, comme dit plus haut, cette affirmation n'a aucun statut prétendant à l'infaillibilité. Elle ne figure pas dans un document destiné à enseigner l'Église universelle, tel qu'une encyclique, par exemple. Elle n’exige même pas des fidèles, du moins à ce stade, ce qu'on appelle un «pieux assentiment». Selon la formule consacrée, le pape a parlé ici «en tant que théologien», et donc sans engager l'Église et encore moins son privilège d'inerrance. Par ailleurs, il convient de se souvenir que l'histoire de l'Église fournit des exemples éloquents de déclarations, voire de définitions (non dogmatiques) papales dont, par la suite, on a constaté le caractère hétérodoxe, et qu'il a fallu abandonner, ou amender [5].

Toutefois, il ne fait guère de doute que cette déclaration papale n'est ni accidentelle ni innocente. Il semble même qu'elle ait eu pour but de stimuler et d'approfondir l'effort fait par «le saint Concile qui scrute le mystère de l'Église et se souvient du lien qui unit spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d'Abraham» [6]. En conséquence, comme c'est l'usage lorsqu'un pape engage, si l'on peut dire, toute l'Église par une déclaration publique en une matière qui n'a pas encore fait l'objet d'une définition dogmatique et qui a un rapport étroit avec la foi chrétienne, les théologiens sont fondés à réagir. En règle générale, on attend de ces spécialistes qu'ils corroborent les déclarations de la hiérarchie, et non qu'ils les infirment. Mais, contrairement à la situation qui a prévalu à certaines époques, les théologiens ont, spécialement depuis Vatican II, une large liberté de jugement, même quand ce dernier est critique et traduit un dissentiment plus ou moins accentué avec l'autorité religieuse, dans la mesure, toutefois, où il s'exprime avec discrétion et respect [7]. Il n'est donc pas surprenant que la formule mentionnée plus haut («l'ancienne Alliance que Dieu n'a jamais révoquée») ait donné et donne sans doute encore lieu, dans l'avenir, à des réactions variées, dont certaines très critiques, voire discutables.

Dans le cadre de cette contribution qui, de par sa nature, ne peut embrasser tous les aspects, nombreux et complexes, des problèmes historiques et théologiques qui sont en cause, je me concentrerai surtout sur l'examen de la réaction de l'exégète catholique A. Vanhoye, qui remet sérieusement en question la déclaration papale évoquée, en l'opposant à une assertion, qu’il estime contraire, de l'Épître aux Hébreux.

Le premier chapitre de cette première partie sera consacré à l'évocation de quelques textes précurseurs de la formulation audacieuse de la pérennité de la première Alliance, utilisée par Jean-Paul II, lors de son discours de Mayence. Le second s'attachera à vérifier le bien-fondé des arguments du Père A. Vanhoye, non seulement sur le plan exégétique, qui est sa perspective déclarée, mais surtout sous l'angle du développement de la doctrine chrétienne.

 

 

 

1. Bonne nouvelle pour l’Ancienne Alliance

 

A. Textes précurseurs

 

         La formule qui fait l'objet de cette contribution – et que, pour des raisons pratiques, nous nommerons désormais «la formule de Mayence» – n'a pas surgi du néant. On lira, ci-après, quelques textes antérieurs qui sont dans le même esprit.

 (1) Mémorandum du Comité de coordination entre les chrétiens et les juifs (Vienne, 1968) [8] :

«L'alliance non révoquée. Une compréhension légitime de l'Ancien Testament d'un point de vue qui ne soit pas uniquement christologique. Dans l'Ancien Testament, le Dieu de l’Alliance avec Israël est identique au Dieu qui a fait le ciel et la terre (...). Le salut vient des juifs. Dans le contexte de "Nostra Aetate"… l'aspect œcuménique du dialogue avec les juifs doit être souligné. Ce que nous avons en commun avec Israël, ce n'est pas seulement le culte du même Dieu de l'Alliance, mais l'acceptation de la révélation de l'Ancien Testament. L'enracinement de la chrétienté dans l’Ancienne Alliance est le lien le plus important».

(2) Déclaration du Synode diocésain de Vienne (1969) [9] :

        

«Nous croyons fermement que la Nouvelle Alliance dans le Christ n'a pas abrogé les promesses de l'Ancienne, comme l'Apôtre le dit dans le chapitre 11 de sa Lettre aux Romains (en particulier, vv. 1, 26, 28).Tous les autres passages du Nouveau Testament ayant trait aux juifs doivent être interprétés adéquatement, à la lumière de ce texte. En tant que chrétiens, nous n'avons aucun droit de considérer les Juifs comme un peuple qui, bien qu'élu, à l'origine, a été rejeté par Dieu.»

 (3) Déclaration du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme (France, 1973) [10] :

«Selon la révélation biblique, c'est Dieu lui-même qui a constitué ce peuple, qui l'a éduqué et instruit de ses desseins, scellant avec lui une Alliance éternelle (Gn 17, 7), et faisant reposer sur lui un appel que saint Paul qualifie d' “irrévo cable” (Rm 11, 29) […] Contrairement à ce qu'une exégèse très ancienne mais contestable a soutenu, on ne saurait déduire du Nouveau Testament que le peuple juif a été dépouillé de son élection. L'ensemble de l'Écriture nous incite au contraire à reconnaître dans le souci de fidélité du peuple juif à la Loi et à l'Alliance le signe de la fidélité de Dieu à son peuple […] Une catéchèse chrétienne véritable doit affirmer la valeur actuelle de la Bible tout entière. La première Alliance, en effet, n'a pas été rendue caduque par la nouvelle. Elle en est la racine et la source, le fondement et la promesse. S'il est vrai que, pour nous, l'Ancien Testament ne délivre son sens ultime qu'à la lumière du Nouveau Testament, cela même suppose qu'il soit accueilli et reconnu d'abord en lui-même (cf. 2 Tm 3, 16). On n'oubliera pas que, par son obéissance à la Tora et par sa prière, Jésus, homme juif par sa mère, la Vierge Marie, a accompli son ministère au sein du peuple de l'Alliance […] Le peuple juif a été l'objet, comme peuple, d'une “Alliance éternelle” sans laquelle la “nouvelle Alliance” n'aurait elle-même pas d'existence.»

 

B. Premières réactions négatives

 

         Des affirmations aussi importantes ne sont pas passées inaperçues. Une importante personnalité de l'Église de cette époque, le cardinal Jean Daniélou, réagit sévèrement à certaines parties de la Déclaration du Comité épiscopal français. Dans un article publié par un quotidien parisien bien connu, et qui fit sensation, celui-ci déclarait [11]:

 

«Ce texte contient une théologie discutable du rôle actuel du peuple juif dans l’histoire du salut. Il affirme en particulier qu'on ne peut pas dire que “le peuple juif a été dépouillé de son élection”… C'est également tout confondre que d'écrire que “la première Alliance n'a pas été rendue caduque par la Nouvelle”. Que signifient alors les termes d'Ancienne et de Nouvelle Alliance, d'Ancien et de Nouveau Testatament?… Parler de la Nouvelle Alliance, c'est dire que l'Ancienne est dépassée. Dire que l'Ancienne Alliance n'est pas caduque, parce qu'elle est “la racine, la source, le fondement, la promesse”, c'est jouer sur les mots. Car c'est précisément parce qu’elle est la promesse qu'elle implique l'accomplissement. Cela nous devons le dire clairement et loyalement, comme l'ont dit les premiers apôtres, comme l'a dit toute l'Église.»

 De manière plus diplomatique, mais dans le même esprit, le bibliste bien connu A. Feuillet n'exprimait pas autre chose, même s'il y mettait davantage les formes, lorsqu'il écrivait [12] :

«Le Nouveau Testament pris dans son entier proclame avec force ce que déjà les prophètes laissaient prévoir lorsqu’ils prédisaient une Nouvelle Alliance : pour quiconque a rencontré le Christ, l’Ancienne Alliance est désormais périmée, elle a été remplacée aux yeux des chrétiens par la Nouvelle Alliance. Les affirmations les plus nettes à ce sujet se trouvent sans doute dans l’épître aux Hébreux (cf.VII,12, 18-19; VIII,7,13; X,9).»

 Je reviendrai plus loin sur ces objections et sur les commentaires qu'elles méritent. Mais, auparavant, il ne sera pas inutile de consacrer une analyse à l'expression contestée.:

 

C. La “formule de Mayence” et sa portée


Rappelons tout d'abord les principaux passages du discours prononcé par Jean-Paul II devant les représentants de la communauté juive allemande, à Mayence, le 17 novembre 1980, qui fournissent le contexte de l'expression contestée [13]:

«La première dimension de ce dialogue, à savoir la rencontre entre le peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu (cf. Rm 11, 29) et celui de la Nouvelle Alliance, est en même temps un dialogue interne à notre Église, c'est-à-dire entre la première et la deuxième partie de sa Bible. À ce propos, les Directives pour l'application de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate disent [14] : “On s'efforcera de comprendre avant tout ce qui, dans l'Ancien Testament, conserve une valeur propre et perpétuelle […] puisque cette valeur n'a pas été oblitérée par l'interprétation ultérieure du Nouveau Testament, laquelle, au contraire, a donné à l'Ancien sa signification plus complète, de même que, réciproquement, le Nouveau a reçu de l'Ancien lumière et explication” (II).
Une seconde dimension de notre dialogue – véritable et centrale – est la rencontre entre les Églises chrétiennes d'aujourd'hui et le peuple actuel de l'Alliance conclue avec Moïse. Il importe “que les chrétiens – pour reprendre les directives post-conciliaires – essayent de mieux comprendre les composantes fondamentales de la tradition religieuse du judaïsme et apprennent quelles lignes fondamentales sont essentielles pour la réalité religieuse vécue par les Juifs, selon leur propre compréhension” (Introduction). La voie de cette connaissance réciproque est le dialogue […]
Je voudrais également évoquer brièvement une troisième dimension de notre dialogue. Les évêques allemands parlent, dans le chapitre qui conclut leur déclaration [15], des tâches qui nous sont communes. Juifs et chrétiens, les uns et les autres fils d'Abraham, sont appelés à être une bénédiction pour le monde (cf. Gn 12, 2 et ss.), dans la mesure où ils s'engagent ensemble pour la paix et la justice pour tous les hommes, peuples et nations, avec la plénitude et la profondeur dont Dieu lui-même a voulu que nous fassions preuve […] Plus ce devoir sacré imprègne notre rencontre, plus il devient une bénédiction pour nous aussi.»

         Jusqu'à maintenant, sauf erreur ou omission, la seule réaction officielle explicite et positive à ce texte du pape a été celle d'un document issu par la Commission romaine pour les relations religieuses avec le judaïsme.

Citant l'affirmation de Jean-Paul II : «le peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu», dans les Notes de 1985, ce texte qualifiait l'expression de «remarquable formule théologique» [16].

         Un autre document semble bien faire allusion à cette formule, en l'intégrant, comme si elle en faisait partie, à un passage de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate [17] :

 

«Le Concile Vatican II a clairement affirmé, dans son enseignement, que l'Alliance de Dieu avec le peuple juif, comme avec son propre Peuple – alliance qui entraîne la présence de Dieu au sein du peuple – n'avait pas été abrogée par la venue du Christ : “Aujourd'hui, comme hier, Dieu tient les juifs pour ses bien-aimés, à cause de leurs pères; il ne reprend pas les dons qu'il fait ni son appel» (Nostra Aetate, n. 4).»

         Un théologien français remarque fort à propos [18]:

 «Jusqu'ici, à ma connaissance, le pape n'a pas expliqué en détail le sens de son affirmation. Reprise le 24 juin 1985 par les “Notes” de la Commission du Saint-Siège pour les relations avec le judaïsme, elle n'y est pas l'objet d'une justification précise, bien que plusieurs éléments de ces Notes permettent de comprendre de quelle manière elle doit être entendue, comme les interprétations à rejeter.»

         On peut en dire autant de l'ensemble des théologiens. Il est assez surprenant, en effet, que si peu d'entre eux aient réagi à la formulation de Jean-Paul II [19].

         Pour ma part, comme dit plus haut, je consacrerai le second chapitre de cette première Partie à un examen critique de la tentative d'un exégète renommé, le Père A. Vanhoye, membre de la Commission biblique, qui a cherché à démontrer que le pape n'avait pas eu l'intention de dire ce que certains pensent qu'il a dit.

 

2. Mauvaise nouvelle pour l’Ancienne Alliance

 

         Quatorze années se sont écoulées, depuis l'allocution de Mayence, avant que l'exégète A. Vanhoye ne procède à une mise au point, à forte connotation de mise en garde, sur la permanence de la première Alliance de Dieu avec son peuple. Précisons d'emblée que sa contribution est essentiellement basée sur des arguments scripturaires. Il n'y est tenu aucun compte du «sensus fidei» ni du «nouveau regard» sur les juifs préconisé par l'Église depuis Vatican II, et confirmé par les documents subséquents issus tant de la hiérarchie romaine, que des diverses Conférences épiscopales de par le monde. Comme on le verra ci-après, une telle absence de perspective ecclésiologique non seulement biaise les analyses les plus pertinentes de la contribution de Vanhoye mais est même de nature à compromettre la recevabilité de ses conclusions.

         Dans un premier temps, j'examinerai le bien fondé des principaux arguments de l'auteur, spécialement ceux qui ont pour but de récuser la validité toujours actuelle de l'Ancienne Alliance, comprise comme étant celle du Sinaï. Après avoir procédé à ces clarifications, je m'efforcerai de déterminer si la perspective exprimée en ces termes : «l'ancienne Alliance [n'a] jamais [été] révoquée par Dieu», répond aux critères d'un développement doctrinal ou bien ne serait qu’une expression emphatique et gratifiante de respect et d'appréciation du peuple juif.

 

A. Un dilemme légitime justifié par une argumentation spécieuse

 

         Le titre même de l'article de Vanhoye - “Salut universel par le Christ et validité de l'ancienne Alliance” [20]- annonce clairement sa perspective. Le "et" qui articule l'alternative a le sens implicite de “contrairement”, et même de “par opposition à". Citons les premières lignes de l'auteur lui-même [21] :

«En quel sens peut-on dire, sans être infidèle à l'enseignement du corpus paulinien, que l'Ancienne Alliance n'a “jamais été révoquée par Dieu”? Qu'en résulte-t-il pour l'affirmation de l'universalisme du salut par le Christ?»

         Évidemment, d'un point de vue chrétien, il n'y a rien à redire à une telle position de l'alternative. Mais les problèmes commencent lorsque, pour minimiser la portée de l'assertion papale, l'exégète s'efforce de tirer argument des différentes «dimensions du dialogue» évoquées par le pape, dans le but de laisser entendre que “le peuple de Dieu de l'ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu” n'est pas le peuple juif actuel.

         Voici une brève analyse des passages de l'allocution papale, afférents à ce problème. Le Père Vanhoye cite d'abord des extraits des deux passages de ce discours [22]:

«La première dimension de ce dialogue, à savoir la rencontre entre le peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu (cf. Rm 11, 29) et celui de la Nouvelle Alliance, est en même temps un dialogue interne à notre Église, c'est-à-dire entre la première et la deuxième partie de sa Bible […] Une seconde dimension de notre dialogue – véritable et centrale – est la rencontre entre les Églises chrétiennes d'aujourd'hui et le peuple actuel de l'Alliance conclue avec Moïse.»

         Ensuite, il se livre à une laborieuse exégèse de ce qu'il considère apparemment comme une distinction signifiante – si ce n'est intentionnelle – faite par le pape lui-même [23] :

«Ce texte, on le voit, est complexe. Sa formulation se prête à plusieurs interprétations. On peut, en particulier, se demander s'il y a identité ou distinction entre “le peuple de Dieu de la vieille alliance jamais dénoncée par Dieu”, mentionné pour la première dimension de ce dialogue, et “le peuple actuel de l'alliance conclue avec Moïse”, mentionné pour la deuxième dimension.»

         Dans un autre passage de son article, il est beaucoup plus péremptoire. Il émet d'abord la question rhétorique suivante [24] :

«Les textes que nous avons examinés permettent-ils de désigner le judaïsme actuel comme "das Gottesvolk des von Gott nie gekündigten Alten Bundes" » [le peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance jamais révoquée par Dieu] et de limiter en conséquence l'universalisme du salut par le Christ ? » [25].

         Et il y donne lui-même une réponse qui ne laisse pas le moindre doute sur l'appréciation négative qui est la sienne à l'égard de toute interprétation de l'assertion de Jean-Paul II comme concernant les juifs de notre époque [26] :

«Rappelons que le texte de Jean-Paul II cité plus haut n'affirme pas cette identification. Il ne parle clairement du judaïsme actuel qu'à propos de la “deuxième dimension du dialogue” et l'appelle alors “den [sic] heutigen Volk des mit Moses geschlossenen Bundes” [le peuple actuel de l'Alliance conclue avec Moïse].»

         Il est à peine besoin d'insister sur les conséquences dévastatrices d'une telle interprétation de la formulation adoptée par le Souverain pontife. En fait, elle aboutit à l'abolition du caractère prégnant de ce que la Commission romaine pour les relations avec le judaïsme définissait comme «une remarquable formule théologique» [27].

 

B. Une tentative légitime de clarification, mais biaisée par des présupposés

 

         Usant de toutes les ressources de la dialectique paulinienne de la justification par la foi, opposée à celle qui découle de l'accomplissement des observances de la Loi, telle qu'elle s'exprime dans l'Épître aux Galates, Vanhoye s'efforce de nous convaincre que «l'ancienne Alliance jamais révoquée par Dieu» mentionnée est l'Alliance avec Abraham et non pas celle du Sinaï. Il affirme d'abord, à juste titre [28] :

«Parce qu'elle est une disposition établie par Dieu et inconditionnée, la berit ou diathêkê de Gn 15 n'est pas susceptible de révocation. En effet, elle n'a rien d'un contrat bilatéral, qui pourrait être rompu par suite de l'infidélité d'une des deux parties à ses engagements. Si on donne à cette disposition le nom d'ancienne Alliance, on pourra évidemment ajouter “jamais révoquée par Dieu”. Dieu ne saurait être infidèle à lui-même; lorsqu'il fait une promesse inconditionnée, il ne la révoque jamais.»

         Mais, quelques lignes plus loin, notre auteur reprend, de la main gauche, ce qu'il a donné de la droite [29] :

«Dans la perspective de Ga 3, 15-18, il est donc possible de parler de “l'ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu”, en entendant par là l'Alliance avec Abraham, mais il est impossible alors de faire une distinction entre “le peuple de Dieu de l'ancienne Alliance”, en entendant par là le judaïsme actuel, qui n'adhère pas au Christ, et «celui de la nouvelle Alliance», en entendant par là l'Église. Selon Ga 3,15-18.29, après la venue du Christ, la seule façon de se rattacher authentiquement à l'Alliance avec Abraham consiste à adhérer au Christ.»

         Et comme si sa propre analyse lui avait soudain fourni une nouvelle clé d'interprétation, Vanhoye revient à sa tentative précédente [30] d'interpréter la déclaration papale à sa manière très particulière [31] :

«C'est lorsqu'il est lu dans la perspective paulinienne de Ga 3, 15-18.29 que le texte de Jean-Paul II sur la «première dimension» du dialogue entre les deux religions, “c'est-à-dire la rencontre entre le peuple de Dieu de l'ancienne Alliance jamais dénoncée par Dieu et celui de la nouvelle Alliance”, concerne effectivement “un dialogue à l'intérieur de notre Église”, car il se rapporte alors à la rencontre des deux composantes de l'Église, la judéo-chrétienne et l'ethnico-chrétienne. C'est de ce dialogue qu'on peut dire qu'il est “gleichsam zwischen dem ersten und zweiten Teil” [d'une certaine manière, entre la première et la deuxième partie] de la Bible chrétienne. La phrase du pape suggère donc cette interprétation, mais le “zugleich” qu'elle contient (“est en même temps un dialogue à l'intérieur de notre Église”) semble impliquer l'existence d'une autre idée, non exprimée explicitement» [32].

         Pour autant que j'aie correctement saisi les analyses qui précèdent, nous sommes invités à comprendre que la «rencontre» dont parlait le pape serait seulement celle qui se produit lorsque le chrétien lit sa Bible, une rencontre  où les deux peuples de Dieu sont mis “en scène”, chacun la lisant dans son “testament” propre. Quelle que soit l'utilité, pour des fidèles chrétiens, d'une telle rencontre rendue symbolique, j'ai beaucoup de mal à me persuader que ce soit là ce que le Pape voulait signifier. En tout cas, il n'a rien dit de tel. En outre, il est difficile d'admettre qu'une déclaration pontificale, quelle qu'en soit l'importance, doive, pour être comprise, être soumise à une exégèse aussi sophistiquée, comme s'il s'agissait d'un texte biblique aussi ancien que vénérable, dont le contexte historique et culturel aurait complètement disparu.

 

C. Une question légitime sur le moment fondateur de l'Alliance, mais compromise par l'apologétique

        

         Estimant avoir établi en toute clarté et de manière convaincante que la seule Alliance qui soit actuellement en vigueur et qui n'ait «jamais [été] révoquée par Dieu» est l'Alliance avec Abraham, Vanhoye s'attelle maintenant à prouver, sur base scripturaire – Nouveau Testament d'abord, Ancien Testament ensuite –, que l'Alliance-Loi du Sinaï a été abrogée.

 

(1) Utilisation de passages du Nouveau Testament comme preuves de l'abrogation de l'Alliance du Sinaï

         Contrairement à ce qu'affirme Vanhoye[33], Paul “n'oppose” pas l'Alliance avec Abraham à celle du Sinaï. Il n'est pas question de procéder ici à une analyse complète de l'argumentation de Paul sur ce point – outre qu'elle a déjà été faite, et bien faite, par de nombreux exégètes. Rappelons cependant que ce qui est en cause, dans l'argumentation paulinienne, ce n'est pas l'abolition de quelque Alliance que ce soit. La comparaison établie par l'Apôtre entre les deux "dispositions" – traduction plus générale, mais adéquate, du mot grec diathêkê – n'a qu'un seul but : prouver l'infériorité de la Loi par rapport aux Promesses. Le fait qu'il pose l'Alliance abrahamique en regard de la sinaïtique est incontestablement polémique. Son but est d'établir, contre les «partisans de la Loi», que les Promesses sont l'essentiel et que la Loi n'est qu'une disposition temporaire en attendant qu'advienne l'accomplissement parfait des Promesses, réalisé par le Christ. Cette perspective christologique est appuyée par un argument d'antériorité, comme on le trouve en Ga 3,15-18.29 – passage auquel l’analyse de Vanhoye fait reférence [34], mais la perspective de Paul est radicalement différente de celle-ci. On aura avantage à relire ce texte important :

«Frères, partons du plan humain : un testament, dûment ratifié, qui n'est pourtant que de l'homme, ne s'annule pas ni ne reçoit de modifications. Or c'est à Abraham que les promesses furent adressées et à sa descendance. L'Écriture ne dit pas : “et aux descendants”, comme s'il s'agissait de plusieurs; elle n'en désigne qu'un : et à ta descendance, c'est-à-dire le Christ. Or voici ma pensée : un testament déjà établi par Dieu en bonne et due forme, la Loi venue après quatre cent trente ans ne va pas l'infirmer, et ainsi rendre vaine la promesse. car si l'on hérite en vertu de la Loi, ce n'est plus en vertu de la promesse : or c'est par une promesse que Dieu accorda sa faveur à Abraham […] Mais si vous appartenez au Christ, vous êtes donc de la descendance d'Abraham, héritiers selon la promesse.»

         Ma conviction, émise plus haut, que Paul n'avait pas du tout l'intention de déclarer abolie l'Alliance du Sinaï, est confortée par son jeu de mots : diathêkê = “testament”. En effet, il est notoire que le mot grec diathêkê supporte les deux acceptions : "alliance" et "testament". D'ailleurs, on trouve le même jeu sur le sens du mot, utilisé dans une perspective sacrificielle, chez l'auteur de l'Épître aux Hébreux, généralement considéré comme un disciple de Paul (He 9, 16-18) :

 «Car là où il y a testament, il est nécessaire que la mort du testateur soit constatée. Un testament, en effet, n'est valide qu'à la suite du décès, puisqu'il n'entre jamais en vigueur tant que vit le testateur. De là vient que même la première Alliance n'a pas été inaugurée sans effusion de sang.»

         Il semble inutile d'insister sur le caractère rhétorique de cet usage du mot diathêkê. Il prouve que le contexte de l'argumentation paulinienne contre la Loi n'a rien à voir avec quelque négation et encore moins quelque révocation d'Alliance que ce soit.

         Mais le texte le plus frappant et le plus convaincant, en la matière, est Ga 4, 21-31, auquel renvoie Vanhoye lui-même [35], toujours, bien entendu, dans une tout autre perspective que la mienne. Il paraît utile de citer ce passage in extenso:

 « Dites-moi, vous qui voulez vous soumettre à la Loi, n'entendez - vous pas la Loi ? Il est écrit en effet qu'Abraham eut deux fils, l'un de la servante, l'autre de la femme libre; mais celui de la servante est né selon la chair, celui de la femme libre en vertu de la promesse. Il y a là une allégorie : ces femmes représentent deux alliances; la première se rattache au Sinaï et enfante pour la servitude : c'est Agar (car le Sinaï est en Arabie) et elle correspond à la Jérusalem actuelle, qui de fait est esclave avec ses enfants. Mais la Jérusalem d'en haut est libre, et elle est notre mère; car il est écrit : Réjouis-toi, stérile qui n'enfantais pas, éclate en cris de joie, toi qui n'as pas connu les douleurs; car nombreux sont les enfants de l'abandonnée, plus que les fils de l'épouse. Or, vous, mes frères, à la manière d'Isaac, vous êtes enfants de la promesse. Mais, comme alors l'enfant de la chair persécutait l'enfant de l'esprit, il en est encore ainsi maintenant. Eh bien, que dit l'Écriture : Chasse la servante et son fils, car il ne faut pas que la servante hérite avec le fils de la femme libre. Aussi, mes frères, ne sommes-nous pas enfants d'une servante mais de la femme libre.»

         Comme le montrent clairement les passages en italiques, ce discours est entièrement allégorique, c'est-à-dire qu'il constitue une analogie spirituelle et même une parabole. Certes, cette constatation n'affecte en rien le caractère contraignant de cette prédication apostolique pour la foi chrétienne. Mais, selon moi, il constitue une solide preuve supplémentaire de ce qu'aucun écrit du Nouveau Testament n'affirme explicitement que l'Alliance du Sinaï ait été révoquée par Dieu[36]. Si Paul utilise ces textes au profit de sa thèse, c'est en raison de sa polémique contre des chrétiens ou des judéo-chrétiens qui, bien que croyant au Christ, s'obligeaient et obligeaient les autres à observer la Loi à la façon des juifs. Ici, comme en d'autres parties de ses écrits, il multiplie analogies, paraboles, métaphores et comparaisons. Bref, en passant d'une idée à une autre et d'une allégorie à une autre, il se comporte plus en prédicateur qu'en docteur.

         C'est pourquoi je suis surpris de constater que des exégètes chrétiens et des clercs utilisent des arguments rhétoriques et midrashiques, comme s'il s'agissait d'affirmations apodictiques de portée doctrinale, que l'Église devrait tenir à la lettre, afin d'«enseigner ce qui est conforme à la saine doctrine» (cf. Tt 2, 1).

         Il faut cependant rendre justice à Vanhoye de ce qu'en exégète de profession, il nuance correctement ses sévères analyses par les propos suivants [37] :

 «Du fait que la lettre aux Galates est un écrit polémique, on est en droit de relativiser certaines de ses affirmations. Paul lui-même procède à cette opération dans sa lettre aux Romains, spécialement en Rm 7, 7-25, où il donne une appréciation très positive de la Loi, reconnaissant qu'en elle-même, elle est “sainte” (7, 12), “spirituelle” (7, 14) et “bonne” (7, 16). Mais il n'en maintient pas moins qu'elle était “impuissante à cause de la chair” (8, 3).»

         Malheureusement, si grande est la force de la conviction qu'a Vanhoye de ce que l'abolition de la Loi du Sinaï mène à l'abolition de la première Alliance, qu'il éprouve le besoin d'ajouter, en contradiction avec la “lettre” même du texte de Paul [38] :

 «Il ne parle pas d'alliance à son sujet, mais tout son discours tend à montrer que la seule façon d'avoir vraiment une relation d'alliance avec Dieu consiste à accueillir la justification que Dieu donne par la foi au Christ et non par la Loi du Sinaï (cf. Rm 3, 20-22; 4, 14-16; 6, 14; 7, 6).»

         Le Père Vanhoye ne mentionne même pas le fait que pour «accueillir la justification que Dieu donne par la foi au Christ», il faut d’abord croire en lui, ce qui n'est pas le cas du juif profondément convaincu de la vérité de la foi reçue de ses ancêtres et à laquelle il adhère de toute son âme. Il convient donc de tenir compte de cette situation d'«ignorance invincible», comme disent les dogmaticiens, surtout lorsqu'on traite d'un sujet – “œcuménique” par excellence – tel que les relations judéo-chrétiennes, qui constituent précisément le cadre de la formule de Mayence.

         Les autres analyses, auxquelles procède Vanhoye, de passages relatifs à la notion d'Alliance, ne l'amènent pas à une appréciation plus positive. Voici un autre exemple frappant, dans le même esprit que le précédent. Il met en lumière l'impact des présupposés théologiques de l'auteur sur ses analyses, même lorsqu'il est évident que les textes qu'il examine ne corroborent nullement ces présupposés. Dans son commentaire des passages anti-légalistes de la Lettre aux Galates, l'exégète déclare [39] :

 «Maintenant que cette descendance est venue en la personne du Christ, la disposition du Sinaï a fait son temps (cf. 3, 25; 4, 7). Paul ne dit pas explicitement que cette disposition ait été révoquée par Dieu. Il n'emploie pas pour elle, dans ce passage (3, 15 - 4, 7), le nom de diathêkê. Il parle seulement de nomos, “Loi” (9 fois). Mais étant donné le lien intrinsèque entre “l'alliance” du Sinaï et la Loi, on est amené à conclure que Paul affirme implicitement la fin de “l'alliance” du Sinaï, en tant que fondée sur la Loi.»

         Les deux passages mis par nous en italiques illustrent la méthode de l'auteur qui ne craint pas ici de dire une chose et son contraire, et surtout de faire dire à Paul ce que ce dernier ne dit pas.

         Voici un autre exemple de cette manière de retourner des textes. Parlant ailleurs du caractère transitoire de la Loi, l'auteur écrit [40] :

 «Les écrits pauliniens distinguent très fortement deux aspects de l'Ancien Testament : son aspect prophétique et son aspect d'institution. Ils attestent la valeur permanente du premier, mais contestent radicalement le second. Selon Paul et selon l'épître aux Hébreux, l'Ancien Testament comme prophétie annonce sa propre fin comme institution [41].» Répondre en détail à une assertion aussi abrupte nécessiterait de longs développements qui n'ont pas leur place ici. J'ai cité ce que je considère comme l'un des loci classici de la théologie de la “substitution”, pour réagir à la note afférente à ce passage, où Vanhoye exprime son désaccord avec l'opinion de Lohfink [42] :
 «Dans son opuscule, déjà cité [43] […] N. Lohfink n'est pas attentif à cette distinction. Il s'ensuit qu'il tire de certains textes des conclusions contestables, basées sur une une équivoque. Il exploite en particulier les expressions de 2 Co 3,14 [44], comme si elles s'appliquaient à une institution existante et non à un texte lu – et compris comme prophétique. Cela le conduit à nier que la “nouvelle alliance” soit réellement nouvelle et à écrire : “Der 'neue Bund' ist nicht anderes als der enthüllte, nicht mehr verdeckte 'alte Bund' ” [La nouvelle alliance n'est rien d'autre que l'ancienne alliance sans voile et qui n'est plus cachée] (Der niemals gekündigte Bund, p. 53; voir aussi p. 63). S'exprimer ainsi, c'est laisser entendre, me semble-t-il, que le “Christ est mort pour rien” (Ga 2, 21) et que son sang, versé pour fonder “la nouvelle alliance” (1 Co 11, 25), n'a pas eu d'efficacité réelle. Tout le contexte antérieur de 2 Co 3:14 parle en sens contraire (cf. 3, 3.6.7-11).»

         D'après ma propre lecture du livre de Lohfink et plus particulièrement du passage cité par Vanhoye, il n'y a absolument pas lieu d'attribuer au théologien allemand une telle lecture, à saveur hérétique, qui consisterait à nier que la «“nouvelle Alliance” fût réellement nouvelle». Je ne pense pas non plus que ce soit ce que Vanhoye ait voulu dire, et il semble plutôt que ses expressions malheureuses aient dépassé sa pensée. Quoi qu'il en soit, poursuivons l'analyse des sérieuses objections formulées par le sévère exégète – sur base vétérotestamentaire, cette fois – à l'encontre d'une interprétation littérale de la formulation papale sous examen.

 

(2) Utilisation de passages de la Bible comme preuves de l'abrogation de l'Alliance du Sinaï

         Les arguments scripturaires les plus impressionnants en faveur de l'affirmation, formulée par Vanhoye, selon laquelle l'Alliance du Sinaï serait définitivement abrogée, sont tirés de l'oracle bien connu de Jr 31, 31-34. Il faut noter cependant que le point de départ du raisonnement de l'exégète ne se trouve pas dans le livre de Jérémie lui-même, mais dans le discours “kérygmatique” qui figure en He 8, 6-12 (= 10, 16-17), et qu'il paraît utile de citer ici :

 «Mais à présent, le Christ a obtenu un ministère d'autant plus élevé que meilleure est l'alliance dont il est le médiateur, et fondée sur de meilleures promesses. Car si cette première alliance avait été irréprochable, il n'y aurait pas eu lieu de lui en substituer [45] une seconde. C'est en effet en les blâmant que Dieu déclare : “Voici que des jours viennent, dit le Seigneur, et je conclurai avec la maison d'Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle, non pas comme l'alliance que je fis avec leurs pères, au jour où je pris leur main pour les tirer du pays d'Égypte. Puisqu'eux-mêmes ne sont pas demeurés dans mon alliance, moi aussi je les ai négligés, dit le Seigneur. Voici l'alliance que je contracterai avec la maison d'Israël, après ces jours-là, dit le Seigneur : Je mettrai mes lois dans leur pensée, je les graverai dans leur cœur, et je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. Personne n'aura plus à instruire son concitoyen, ni personne son frère, en disant : ‘Connais le Seigneur’, puisque tous me connaîtront, du petit jusqu'au grand. Car je pardonnerai leurs torts, et de leurs péchés je n'aurai plus souvenance.” En disant: alliance nouvelle, il rend vieille la première. Or ce qui est vieilli et vétuste est près de disparaître.»

         Examinons maintenant quelques extraits de l'argumentation développée par Vanhoye pour corroborer la dernière phrase de ce passage de l'Épître aux Hébreux, qui semble définitivement accréditer la certitude que la première (ou : ancienne) Alliance n'est plus en vigueur, depuis que le Christ est devenu «médiateur d'une nouvelle alliance» (cf. He 9, 15) [46] :

 «Nous avons vu que l'alliance avec Abraham n'est pas susceptible de rupture, parce qu'elle consiste en une promesse inconditionnée, faite par Dieu au patriarche. Il n'en va pas de même pour l'alliance du Sinaï, car celle-ci est conditionnée : "Si vous m'obéissez”, dit Dieu en Ex 19, 5, “et respectez mon alliance, je vous tiendrai pour miens parmi tous les peuples”. De ce fait, l'alliance du Sinaï est susceptible de rupture. Dans l'Ancien Testament, Dieu constate plus d'une fois que le peuple a rompu l'alliance; lui-même, en conséquence, dénonce l'alliance.»

         Il faut souligner que nulle part dans l'Ancien Testament on ne trouve la moindre mention explicite que Dieu aurait brisé son Alliance avec son peuple. Au contraire, un chapitre entier du Pentateuque (Lv 26), qui commence par une énumération des terribles châtiments qu'Israël devra endurer en conséquence de ce qu'il a rompu l'Alliance, ne s'en termine pas moins par l'affirmation que Dieu, pour sa part, ne brisera pas son Alliance (Lv 26, 14-16.44) :

 «Mais si vous ne m'écoutez pas et ne mettez pas en pratique tous ces commandements, si vous rejetez mes lois, prenez mes coutumes en dégoût et rompez mon alliance en ne mettant pas en pratique tous mes commandements, j'agirai de même, moi aussi, envers vous. Je vous assujettirai au tremblement, ainsi qu'à la consomption et à la fièvre qui usent les yeux et épuisent le souffle. Vous ferez de vaines semailles dont se nourriront vos ennemis […] Cependant ce ne sera pas tout : quand ils seront dans le pays de leurs ennemis, je ne les rejetterai pas et je ne les prendrai pas en dégoût au point d'en finir avec eux et de rompre mon alliance avec eux, car je suis Le Seigneur leur Dieu.»

         Outre cette claire affirmation de la fidélité de Dieu à son Alliance, malgré l'infidélité de son peuple à l'égard de cette dernière, l'Écriture comporte un autre motif : Dieu se souvient de son Alliance. On peut lire en Lv 26, 45 :

 «Je me souviendrai en leur faveur de l'alliance conclue avec les premières générations que j'ai fait sortir du pays d'Égypte, sous les yeux des nations, afin d'être leur Dieu, moi Le Seigneur » [47]

         Il existe encore deux thèmes liés à cette divine faculté de se souvenir : l'Alliance de Dieu avec les pères – comme dans le passage ci-dessus – et sa fidélité aux promesses ou aux serments faits à ces derniers. Ces motifs sont clairement attestés, tant dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament. Il arrive même que les deux motifs soient concomitants, comme dans le passage suivant du Nouveau Testament (Lc 1, 67-75) [48]:

«Et Zacharie, son père, fut rempli d'Esprit Saint et se mit à prophétiser : Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, de ce qu'il a visité et délivré son peuple, et nous a suscité une puissance de salut dans la maison de David son serviteur, selon qu'il l'avait annoncé par la bouche de ses saints prophètes des temps anciens, pour nous sauver de tous nos ennemis et de la main de tous ceux qui nous haïssent. Ainsi fait-il miséricorde à nos pères, ainsi se souvient-il de son alliance sainte, du serment qu'il a juré à Abraham, notre père, de nous accorder que, sans crainte, délivrés de la main de nos ennemis, nous le servions en sainteté et justice devant lui, tout au long de nos jours.»

         Et il semble bien que ce soit à cette fidélité de Dieu envers les pères et à l'égard de son Alliance, de ses serments et de ses promesses, que Paul fait allusion en Rm 9, 4-5, à propos des juifs qui n'ont pas cru dans le Christ :

 «Eux qui sont israélites, à qui appartiennent [49] l'adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses, et aussi les patriarches…»

         En dépit de ces évidences scripturaires, Vanhoye s'en tient à une interprétation qui ne laisse aucune chance au peuple juif d'aujourd'hui, puisqu'elle situe arbitrairement sa disgrâce à l'époque biblique. Considérant la révocation de l'ancienne Alliance comme allant de soi, l'exégète décrète même que l'événement remonte à l'époque de Jérémie [50] :

 «La manifestation la plus impressionnante de la rupture de l'alliance… s'est produite au temps de Jérémie, lorsque “la colère du Seigneur contre son peuple fut telle qu'il n'y eut plus de remède. Il fit monter contre eux le roi des Chaldéens… Il les livra tous entre ses mains… On brûla le temple de Dieu” (2 Ch 36, 16-19). Dans l'oracle de Jérémie cité en He 8, 9, Dieu constate cette rupture bilatérale dans les termes suivants : “Parce qu'ils ne sont pas restés dans mon alliance, moi aussi je les ai délaissés, dit le Seigneur” (Jr 38, 32 LXX [= Mas. 31, 32]). L'alliance du Sinaï a donc été révoquée par Dieu, mais au moment même de la rupture, Dieu a promis de la remplacer par une nouvelle alliance, différente.»

         Attend-on de nous que nous prenions cette affirmation à la lettre? Si c'était le cas, nous devrions admettre l'étrange idée que, depuis l'époque de l'exil à Babylone jusqu'à la mort de Jésus (soit environ six siècles), l'Alliance de Dieu avec son peuple n'existait plus ! Ainsi des prophètes, tels Jérémie lui-même – qui prophétisa encore après l'exil –, Habaquq, Ézéchiel, Aggée, Zacharie, Malachie, n'auraient apparemment rien su d'une aussi terrible situation, ou, s'ils n'en ignoraient rien, n'y auraient pas fait la moindre allusion! Une telle situation est-elle crédible?

         En outre, on peut s'étonner de ce que Vanhoye parle d'une rupture «bilatérale» de l'Alliance. Faut-il rappeler que c'est de sa propre initiative que Dieu a fait alliance avec son peuple, et que sa fidélité à son engagement propre n'est absolument pas conditionnelle? Certes, il menace son peuple et punit même sévèrement les ruptures d'Alliance dont celui-ci se rend coupable, mais nulle part dans l'Ancien Testament il n'est dit que Dieu ait abrogé son Alliance, en conséquence de la non-observance, par le peuple, des clauses de cette dernière. Il ne fait même pas allusion à une telle éventualité. Au contraire, on peut lire dans les Prophètes (Jr 33, 23-26) :

«La parole du Seigneur fut adressée à Jérémie en ces termes : N'as-tu pas remarqué ce que disent ces gens : Les deux familles qu'avait élues Le Seigneur, il les a rejetées! Aussi méprisent-ils mon peuple qui ne leur apparaît plus comme une nation. Ainsi parle Le Seigneur: Si mon alliance ne (perdure) pas jour et nuit et si je n'ai pas établi les lois du ciel et de la terre, alors je rejetterai la descendance de Jacob et de David mon serviteur et cesserai de prendre parmi ses descendants ceux qui gouverneront la postérité d'Abraham, d'Isaac et de Jacob! Car je vais les restaurer et les prendre en pitié.»

         Or Vanhoye ne prête aucune attention à des textes tels que ceux-ci, bien qu'ils parlent clairement de la pérennité de l'Alliance de Dieu (v. 25 a), sans que le peuple ait quelque mérite à bénéficier d'une telle grâce. Mais ce qui frappe le plus, c'est la méthode du savant français. Pourtant, qui mieux qu'un exégète de métier sait à quel point il faut tenir compte du genre littéraire du passage qu'il entend interpréter? Il n'ignore pas non plus qu'il convient d'être attentif à ce qu'on appelle «l'intention de l'auteur sacré» (Dei Verbum, 12 § 2) [51]. Or, même une lecture superficielle du chapitre 31 du Livre de Jérémie, dans lequel figure la prophétie de la Nouvelle Alliance, montre que son genre littéraire est celui de l'apocalyptique, et que l'intention du prophète était de prédire des événements futurs relatifs à l'ère messianique&

Prière de la communauté

Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde.

Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles! Qui en effet a jamais connu la pensée du Seigneur? Qui en fut jamais le conseiller? Ou bien qui l'a prévenu de ses dons pour devoir être payé de retour? Car tout est de lui et par lui et pour lui. A lui soit la gloire éternellement! Amen. (Rm 11, 32-36)

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Que vos paroles soient toujours bienveillantes, qu’elles ne manquent pas de sel, vous saurez ainsi répondre à chacun comme il faut. Col 4 : 6

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