Sainte Jeanne de Chantal - chapitre 2
Le château de Bourbilly (Côte d'Or)
L'époux choisi par Bénigne Frémyot pour sa fille cadette a pour nom Christophe de Rabutin-Chantal. C'est un gentilhomme avenant, instruit, poète, très croyant. Au premier regard, il tombe follement amoureux de celle qui doit devenir sa femme. Elle-même, décidée à accepter ce mariage arrangé par son père, n'avait pas imaginé qu'elle allait s'éprendre de ce fiancé imposé, conformément aux mœurs du temps. Et pourtant c'est bien un mariage d'amour qui est célébré le 29 décembre 1592 dans la chapelle du château de Bourbilly, résidence du marié. La coutume aurait voulu que la célébration ait lieu chez la fiancée mais le Président Frémyot n'avait pu organiser de noces dans sa maison mise à sac.
La jeune épousée est radieuse même si les premiers temps de son mariage lui apportent quelques déconvenues. Elle découvre que son mari s'attire des querelles et provoquent en duel ceux qui s'amusent de lui. Ce goût pour le duel est incompatible avec sa foi chrétienne. Elle le lui fait observer jusqu'à ce qu'il renonce.
Puis elle fait un autre constat : la fortune des Rabutin-Chantal, est issue de la mise en valeur de leurs terres. Mal gérée par des seigneurs dépensiers, elle a fondu comme neige au soleil. Son mari lui confie à la fois l'inquiétude qui est la sienne et son impuissance à y remédier. Sa mère, décédée depuis dix ans, s'occupait autrefois de la gestion du domaine. Depuis sa mort, personne ne s'en était soucié. Aussi Christophe que le service du roi éloigne de chez lui et qui ne montre aucune disposition pour ce travail demande-t-il à sa jeune femme de reprendre en mains le domaine. Rien ne l'y a préparée. Elle refuse net. Il insiste. Or elle l'aime tant qu'elle cède. Dans cette tâche immense, elle va mettre toute son ardeur, toute son intelligence, toute sa compétence et aussi sa délicatesse. Jeanne est une femme qui ne fait rien à moitié. Elle va analyser la situation, calculer, trouver les solutions, remettre dans le droit chemin les domestiques qui, face au laisser-aller des maîtres, les volent autant que faire se peut.
Christophe, rappelé par le service du roi, est le plus souvent absent. Jeanne va donc mettre à profit ces moments pour réformer la vie au château et concevoir une nouvelle organisation des fermages. Elle a pour principe d'établir un contact direct avec tous, de leur parler, de recevoir leurs doléances, de discerner ce qui est juste ou non, enfin de trancher. Ainsi elle reçoit tous les matins les tenanciers dans la grande salle du château. C'est à elle qu'ils s'adressent désormais pour leurs baux et redevances. Au besoin, elle fait seller son cheval et inspecte elle-même les vignes et les champs. Il est impossible de la tromper.
Au château, sa présence est constante. Elle se lève à 5 heures en même temps que les domestiques. Elle donne à chacun son travail, va entendre la messe, passe de longs moments à la cuisine où elle file et coud avec ses servantes. Elle connaît donc personnellement chacun de ceux et celles qui travaillent au château, attentive à leurs besoins et à leurs peines.
Sa charité ne se borne pas à recevoir au château et à servir les mendiants en quête d'une soupe, d'un repas ou de vêtements. Elle sait que les pauvres n'osent pas tous venir demander de l'aide. Aussi charge-t-elle une servante de découvrir où logent ces indigents. Elle prépare bouillons et viandes, vêtements et médicaments et s'en va jusque dans les taudis les plus misérables et les plus malodorants pour porter secours. Elle n'hésite pas à nettoyer les masures, changer les pauvres gens, les aider à se nourrir. Déjà on l'appelle « la sainte baronne ».
A peine est-elle mariée que Jeanne de Chantal a l'immense douleur de perdre sa sœur aînée Marguerite, décédée à l'âge de vingt-deux ans. Cette dernière était restée en séjour à Semur avec ses enfants après le mariage de sa sœur. Jeanne réagit dans l'immédiat. Dès les obsèques, elle prend chez elle les deux petits, dont le dernier a un an à peine, en attendant que son beau-frère revienne les chercher. Elle-même relève de couches mais c'est un enfant mort-né qu'elle a tenu dans ses bras. Ces deux chagrins ébranlent son équilibre naturel et il lui faut toute sa force d'âme pour donner le change, surtout pendant les fréquentes absences de son mari.
Les quelques loisirs qu'elle s'octroie se passent à lire, chanter ou encore prier. Les oraisons la délassent même si elle n'hésite pas à les interrompre quand elle entend le galop des chevaux dans l'allée, quand, enfin, son mari chéri lui revient. Six enfants vont naître de leur union. Les deux premiers sont mort-nés. Le troisième, un garçon, Celse-Bénigne, épousera Marie de Coulanges et sera le père de la Marquise de Sévigné. Il sera tué à l'âge de trente-et-un ans au siège de La Rochelle. Puis vient Marie-Aimée qui épousera le frère de Saint François de Sales et mourra en couches à l'âge de dix-neuf ans. Françoise est la seule de la fratrie qui vivra âgée (1599-1684), la dernière, Charlotte mourra enfant.
La baronne de Chantal va donc connaître une existence austère et très occupée à vivre ses grossesses tout en assurant la bonne gestion du domaine. De rares éclats de joie, un véritable bonheur conjugal viennent de temps à autre éclairer cette monotonie. Un bonheur trop court qui lui sera compté… Au vrai, tout change quand le Baron de Chantal est de retour chez lui. Les Chantal tiennent table ouverte car, entre châtelains, on se fréquente beaucoup. La petite Baronne a la réputation de recevoir à merveille. Elle est gaie, spirituelle, ne boude aucun divertissement mais la première place, toujours est celle du Seigneur. Si une chasse s'organise, elle veille à ce qu'une messe soit célébrée une demi-heure avant le départ. Si, au contraire, on reste au château pour une fête, la baronne a prévu que tous iraient entendre la messe à la paroisse. Pour donner l'exemple aux paysans.
Lors de ses séjours à Bourbilly, le baron de Chantal doit exercer la justice. Une prison glacée, ruisselante d'humidité, sans hygiène, attend les délinquants dans l'une des quatre tours du château. Lorsque la faute est légère, la baronne plaide la cause de l'inculpé, lorsqu'elle est lourde, la prison est inévitable. Emue de pitié à l'idée des terribles nuits passées par les prisonniers dans un inconfort total, elle passe à l'action. Aussi, quand vient la nuit et en cachette de son mari, va-t-elle chercher le prisonnier pour le faire dormir dans un bon lit. Christophe feint de ne rien remarquer…
Comme son beau-père, Bénigne Frémyot, le Baron de Chantal s'est attaché au nouveau roi Henri IV qui n'est pas encore sacré. En Bourgogne, l'opposition des Ligueurs est très vive et dégénère vite en guerre civile, d'autant qu'ils ont un allié de poids en la personne du roi d'Espagne. Celui-ci revendique le trône de France pour sa fille aînée, Isabelle-Claire-Eugénie au prétexte qu'elle est la petite-fille d'Henri II par sa mère. Le Parlement de Paris rejette cette prétention comme contraire à la Loi salique ce qui n'empêche pas les Ligueurs de continuer à guerroyer. Alliés à des troupes espagnoles, ils franchissent la Saône et rencontrent le roi Henri IV à Fontaine-Française. Celui-ci, d'abord en difficulté, va remporter la victoire qui mettra fin aux combats des Ligueurs. Les Espagnols repassent la Saône. Henri IV, paraît-il, proclame bien haut que, tout le jour, il eut à ses côtés le baron de Chantal. Blessé, celui-ci retourne à Bourbilly se faire soigner puis il emmène Jeanne à Dijon pour participer aux fêtes qui célèbrent la victoire. Par la suite, Henri IV sera sacré roi à Chartres en 1594.
Jeanne a pris un plaisir évident et bien innocent à accompagner son mari pour assister à ces festivités. Elle le voit si peu souvent qu'elle ne cache pas son bonheur. Ce qui fait dire avec ironie à un Bussy-Rabutin, cousin de Christophe : « Quand Monsieur de Chantal était à la Cour, elle se donnait toute à Dieu, quand il revenait près d'elle, elle se donnait toute à lui. » Ces paroles reviennent aux oreilles de Jeanne qui n'en prend pas ombrage mais, bien au contraire, la font réfléchir. Désormais Dieu passera en premier ! Jeanne avouera par la suite :
- Je faisais aboutir toutes mes prières à la conservation de ce cher mari !
Les Chantal regagnent leur château avec l'idée de goûter, avec leurs enfants, la paix revenue. Mais comme souvent, après une guerre, voici venir une famine qui endeuille toute la région. A Bourbilly, les greniers sont bien garnis et nul, dans la maisonnée, n'aura en principe à souffrir de la faim. Cependant la maîtresse des lieux veille et, à l'exemple de nombreux riches de l'époque, elle fait savoir que chaque jour, elle fournira du pain et de la soupe à quiconque se présentera. La nouvelle se répand bien vite et chaque matin, de longues files de mendiants s'étirent devant la porte de Bourbilly. Ils sont en si grand nombre que les maîtres de maison font bientôt ouvrir une seconde porte dans le mur du château pour faciliter la sortie. Un four des pauvres a été bâti dans les communs du château et on y cuit le pain quatre fois par semaine. Qu'importe ! On cuira six fois !
Cependant les greniers se vident peu à peu au grand dam des domestiques. Ils ont beau respecter la baronne et vanter ses qualités, ils trouvent qu'en l'occurrence, elle va trop loin. Eux-mêmes ne vont-ils pas bientôt manquer de pain ? Jeanne veut se rendre compte par elle-même et part inspecter les greniers. Elle voit un petit tas de seigle et un tonneau de farine, un seul !
Jeanne, dans sa totale confiance en Dieu, s'en remet au Seigneur et donne aux domestiques cet ordre extravagant :
- Puisez à pleines mains et distribuez, sans compter, à tout venant.
Ils objectent qu'il n'y en a plus que pour huit jours. Elle persiste. Et la source ne tarit pas ! Les sacs gonflés de blé ne cessent d'être descendus du grenier par les domestiques abasourdis. Seule une servante ne s'étonne pas : la même chose était arrivée l'année précédente. Mais a-t-on seulement le temps de penser et de s'étonner ? Partout les besoins des malheureux sont immenses car la famine a provoqué des maladies. Soucieuse de venir en aide au plus grand nombre, Jeanne aménage une aile du château pour y installer et soigner les malades dénutris et les jeunes mamans trop éprouvées pour nourrir leurs bébés. Son sens de l'organisation, son efficacité joints à sa compassion font merveille. Et l'on chuchote en évoquant son nom : « la dame parfaite ».
Après avoir, dans leur grande bonté, sauvé tant de pauvres gens, les Chantal vivent avec leurs enfants un grand bonheur familial, aimés des leurs et de leur entourage. On les bénissait. On leur souhaitait longue vie et prospérité.
Mais Christophe de Chantal doit un jour s'aliter. Un mal subit annihile ses forces et la souffrance marque ses traits. Jeanne est au comble de l'inquiétude. Quand elle ne court pas à la chapelle prier pour lui, elle le soigne de son mieux comme il s'efforce de lui sourire. Il lui fait un jour une demande :
- Que le premier de nous, veuf par le trépas de l'autre, se consacrera tout à Dieu.
Persuadé de sa mort prochaine, Christophe insiste mais son épouse ne veut pas l'entendre et lui promet une prompte guérison. De fait, il se rétablit peu à peu et entame une douce convalescence, Jeanne à ses côtés. Déclaré guéri, il cède à la pression de son cousin d'Anzely qui veut l'emmener à la chasse. A l'affût, arquebuse en mains, ils guettent le gibier. Et que se passe-t-il ? La casaque de Christophe, couleur ventre de biche, trompe-t-elle son cousin ? Celui-ci tire, un seul coup. Christophe pousse un cri et s'écroule. L'affolement gagne la petite troupe. Anzely, fou de douleur, parle de se suicider. Les valets transportent leur maître agonisant qui murmure : « - mon cousin, je te pardonne de bon cœur. Tu as fait ce mauvais coup par imprudence. »
Jeanne est prévenue et n'admet pas la gravité de la blessure. Elle supplie les médecins. Il faut guérir Monsieur de Chantal. Mais le blessé, conscient de son état, ne pense qu'à son salut et veut se confesser. Ramené à Bourbilly, il agonise pendant neuf jours. Jeanne sanglote, supplie le Seigneur de lui laisser son mari. Ce dernier affiche une sérénité qu'elle est loin d'éprouver. Il fait insérer, dans les registres paroissiaux, son pardon pour son cousin et sa volonté de déshériter quiconque voudrait le venger. Il meurt comme un saint. Seule, à vingt-huit ans, avec quatre orphelins, Jeanne s'effondre. Désespérée, elle erre dans le château, vêtue de noir. Elle pleure à genoux, elle prie vers le ciel et, en réponse à sa supplique, elle reçoit parfois des grâces de douceur et de paix. Puis, de nouveau, submergée de chagrin, elle pleure son cher mari, mort de façon si absurde, elle pleure sur elle-même, sur ses enfants, sur la maisonnée, sur tout ce qu'elle avait bâti avec Christophe. Elle pleure aussi de ne pouvoir pardonner à ce cousin, cause de son malheur.
La Dame Parfaite titube de désespoir. Celle dont on a dit qu'elle était sainte au vu des miracles qu'elle a suscités erre dans la nuit. Elle est tendrement aimée de Dieu mais elle n'en a plus conscience. Comme elle est touchante dans sa fragilité ! Et comme sa faiblesse nous est sensible. Eh oui, les saints sont humains, proches de nous, de nos peines, de nos épreuves car ils les ont connues, eux aussi. Ils ont parfois douté et ce doute même les a fait grandir. Jeanne de Chantal, dans cet abîme de désolation, est appelée à une autre vie. Elle n'en sait encore rien. Seule demeure en elle cette confiance immense, intacte, en son Seigneur et en la Vierge Marie. Cette confiance qui va peu à peu la conduire à une destinée plus haute, voulue pour elle par son Dieu.
Prenons exemple sur la sainte. Dans nos épreuves, nos chagrins, nos désespoirs, quand toutes les portes se ferment, regardons la petite flamme de confiance qui veille en nous. Sa lumière peut nous guider plus loin. Avec l'aide du Sauveur et de notre maman du Ciel, la Vierge Marie.
Je vous salue, Marie…
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Que vos paroles soient toujours bienveillantes, qu’elles ne manquent pas de sel, vous saurez ainsi répondre à chacun comme il faut. Col 4 : 6